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Le Bitcoin de plus en plus énergivore : « C’est une monnaie polluante »

By Katie Martin à Londres et Billy Nauman à New York | mai 20, 2021

Sur les rives du lac Seneca, dans le nord de l’État de New York, une société de capital-risque a acheté une centrale électrique au charbon hors service et l’a convertie au gaz naturel. Elle l’a ensuite remise en service sous la forme d’un « hybride centrale électrique/mine de cryptomonnaie », toujours selon la société.

Greenidge Generation Holdings, la société en question, prévoit lancer un appel public à l’épargne plus tard cette année. Elle s’attend à devenir « la seule mine de bitcoin cotée en bourse avec sa propre source d’énergie ».

Dans une présentation aux investisseurs, elle affirme que sa ligne directe au système gazier d’Empire Pipeline lui permet de générer des bitcoins au coût dérisoire de 3 000 $ l’unité. Toute une marge, car même après une forte baisse récente en lien avec une éventuelle répression des organismes de réglementation chinois, ces unités se vendent environ 40 000 dollars la pièce.

La société se targue d’avoir mis le charbon au rencart. Elle désire acheter davantage de centrales électriques et augmenter considérablement ses activités. Les militants du climat, cependant, sont scandalisés que des combustibles fossiles seront brûlés pour miner de la cryptomonnaie. Ils invitent poussent les organismes de règlement à faire serrer la vis à ce projet et à d’autres projets similaires, afin d’éviter une augmentation des émissions de gaz à effet de serre.

Mais aucun activiste n’a jusqu’à présent eu un impact aussi important sur la prise de conscience entourant l’empreinte carbone du bitcoin qu’Elon Musk, le directeur général de Tesla, si friand de bitcoins qu’il a rempli les caisses de l’entreprise avec 1,5 milliard de dollars en bitcoin.

M. Musk a déclaré la semaine dernière qu’il avait changé d’avis et a annulé les plans décrits en février en vue d’accepter le bitcoin pour l’achat de ses véhicules. « La cryptomonnaie est une bonne idée à de nombreux niveaux et nous pensons qu’elle a un avenir prometteur, mais elle ne peut pas coûter très cher à l’environnement », a-t-il déclaré.

Cette déclaration a généré une vive réaction de la part des adeptes du bitcoin, dont certains qui ont réalisé d’énormes rendements à la suite de paris précoces sur cette catégorie d’actifs et qui l’entrevoient comme étant l’avenir de l’argent. Les adeptes de la cryptomonnaie l’ont accusé d’être ignorant sur le minage de la cryptomonnaie ou de chercher à protéger les intérêts nébuleux du grand gouvernement. Une nouvelle pièce de cryptomonnaie nommée « FuckElon » est apparue par la suite.

Pour les universitaires qui mesurent depuis des années l’intensité énergétique du bitcoin, Elon Musk n’a fait que souligner une vérité établie, bien que de manière excentrique. Jusqu’à présent, cette question est largement ignorée par les gouvernements, par les importants organismes caritatifs environnementaux, ainsi que par les banques et les bourses qui facilitent le vaste secteur des cryptomonnaies.

« Le Bitcoin à lui seul consomme autant d’électricité qu’un pays européen de taille moyenne », affirme le professeur Brian Lucey du Trinity College de Dublin. « C’est une quantité d’électricité époustouflante. Ce sont des activités polluantes. C’est une monnaie polluante. »

Les autorités économiques commencent à en prendre connaissance. La Banque centrale européenne a décrit mercredi « l’empreinte carbone exorbitante » des cryptoactifs comme des « motifs d’inquiétude ». Dans un article publié au début du mois, la banque centrale italienne a déclaré que le système de paiement de la zone euro, Tips, avait une empreinte carbone 40 000 fois inférieure à celle du bitcoin en 2019.

Mesurer précisément la pollution générée par les bitcoins est devenu en soi une petite industrie. Le dernier calcul de l’indice de consommation d’électricité des bitcoins de l’université de Cambridge suggère que le minage du bitcoin consomme 133,68 térawatts heures d’électricité par année — une estimation qui a augmenté régulièrement au cours des cinq dernières années. Sa consommation se situe donc juste au-dessus de celle de la Suède (131,8 TWh en 2020) et juste au-dessous de celle de la Malaisie (147,21 TWh).

La véritable consommation du bitcoin pourrait en fait être beaucoup plus élevée; le calcul pour le scénario du cas le plus défavorable, basé sur des mineurs utilisant les ordinateurs les plus énergivores du marché pour autant que le processus soit toujours rentable, s’est nettement éloigné de son estimation médiane depuis novembre de l’année dernière alors que le prix du bitcoin a grimpé en flèche. La justification : la hausse du prix du bitcoin attire de nouveaux mineurs, et signifie également que le minage à l’aide de matériel plus ancien et moins efficace, demeure néanmoins rentable.

Plus le prix est élevé, plus les machines produisant du bitcoin sont obligées de résoudre des énigmes toujours plus difficiles pour arriver à leurs fins. À la limite supérieure, la consommation d’électricité du bitcoin serait d’environ 500 TWh par année. Le Royaume-Uni consomme 300 TWh. Environ 65 % des mines de cryptomonnaie se trouvent en Chine, où le charbon représente environ 60 % de la palette énergétique.

Naturellement, ces statistiques ne sont pas définitives, et toutes les études sur la question acceptent qu’il y ait des éléments d’incertitude. « Il y a beaucoup de nuances », dit Michel Rauchs, un adjoint de recherche qui travaille sur l’indice de Cambridge.

M. Rauchs souligne qu’une partie du minage en Chine tire son énergie de l’hydroélectricité, qui est propre, y compris avec des machines transportées du nord au sud du pays sur des camions chaque année pendant la saison humide. Cette énergie hydraulique n’est pas nécessairement détournée d’ailleurs; certaines de ces centrales électriques ont été créées pour des usines qui n’existent plus, précise M. Rauchs. Dans ces cas, « Je ne pense pas que c’est nécessairement un problème », ajoute-t-il. Selon les études de Cambridge, environ 75 % des mineurs utilisent des énergies renouvelables, mais les énergies renouvelables représentent encore moins de 40 % de l’énergie totale utilisée. Certaines mines peuvent également se trouver hors réseau, ce qui rend le suivi plus difficile.

Toutes ces nuances font une différence. Pourtant, la possibilité d’une intervention officielle mondiale pour réduire la consommation énergétique de l’industrie est une « menace existentielle », affirme M. Rauchs.

Machines surmultipliées

La consommation d’énergie à une certaine échelle est une fonctionnalité, et non un bogue, du bitcoin — une monnaie numérique lancée sous le pseudonyme Satoshi Nakamoto il y a 12 ans. Son détachement du système financier et gouvernemental mondial, qui demeure la caractéristique la plus séduisante pour les utilisateurs recherchant l’anonymat ou souhaitant contourner les banques centrales, signifie qu’il a besoin d’une nouvelle façon d’établir la confiance et la sécurité.

Pour ce faire, elle attribue des pièces aux mineurs en échange de la résolution intensive d’énigmes sur la chaîne de blocs, ce qui en fait une pièce dite comme étant basée sur une « preuve de travail ». Les énigmes sont suffisamment difficiles pour empêcher les pirates et autres malfaiteurs de prendre le contrôle du réseau, et plus les mineurs peuvent soumettre des nombres aléatoires à l’algorithme de bitcoin, plus ils sont susceptibles de déverrouiller les pièces. Tout ceci exige des machines puissantes fonctionnant à pleine vapeur.

Heureusement pour les mineurs de bitcoin ayant accès à de l’énergie bon marché et à des machines efficaces, cela en vaut la peine. Le prix du bitcoin a chuté d’environ 30 000 $ l’unité depuis le sommet atteint le mois dernier, mais il a augmenté de plus de 200 % depuis la fin de 2020 et de plus de 1 000 % depuis 2019.

Bitcoin n’est pas la seule cryptomonnaie énergivore, mais c’est de loin la plus importante. Pensons à litecoin, à l’ether et au ludique dogecoin, initialement une blague Internet basée sur un chien Shiba Inu, qui affiche une croissance rapide.

Une étude de mars 2020 menée par la revue de recherche sur l’énergie Joule a indiqué que le bitcoin représentait environ 80 % de la capitalisation boursière des pièces avec « preuve de travail », qui existent en 500 déclinaisons, et environ deux tiers de l’énergie. « Les monnaies moins bien étudiées ajoutent près de 50 % à la consommation énergétique du bitcoin, qui peut déjà à lui seul causer des dommages environnementaux considérables », a affirmé l’étude.

Certaines cryptomonnaies cherchent à passer à un modèle de « preuve de participation », moins énergivore, où un système alloue des pièces aux vérificateurs, comme des mineurs, qui mettent des pièces en garantie. En cas de fraude, les vérificateurs risquent de perdre leur mise, établissant la confiance par ce canal plutôt que par le biais de « travail » énergivore. Ether, la cryptomonnaie native du réseau de chaîne de blocs d’Ethereum, travaille depuis plus de deux ans à une transition vers ce modèle, mais le projet est miné par des difficultés techniques. M. Musk a aussi laissé entendre qu’il pourrait appuyer d’autres pièces, moins énergivores.

Une version plus écologique du bitcoin est, en théorie, possible. Le code de Bitcoin pourrait passer à un mécanisme de consensus moins énergivore, selon lequel une nouvelle section du registre de la chaîne de blocs sous-jacent à la cryptomonnaie suivrait des règles différentes. Cependant, chaque mineur devrait adopter la transition pour qu’elle fonctionne. Les initiés du secteur disent qu’il est difficile d’imaginer toute la communauté du bitcoin, qui est truffée de différends, apportant son soutien à un tel plan.

D’autres idées, comme l’étiquetage des bitcoins individuels comme propres ou polluants selon l’énergie utilisée pour le minage, seraient également difficiles à vérifier, et créerait un système de bitcoin à deux niveaux qui ne serait probablement pas adopté.

« Bitcoin pourrait être la première version inefficace d’une technologie perturbatrice », déclare la Dre Larisa Yarovaya, conférencière à l’université de Southampton. « Elle doit mourir pour le bien commun de la planète et être remplacée par un nouveau modèle. Elle consomme plus d’électricité qu’un pays. C’est la seule chose qu’il faut retenir. »

Dre Yarovaya, une ancienne nageuse paralympique russe, reçoit fréquemment des critiques de son analyse et de ses motivations de la part des adeptes du bitcoin. Elle ne se laisse toutefois pas dissuader. « C’est une question de bon sens », dit-elle. « [La consommation d’énergie] n’est pas justifiée par le prix élevé du bitcoin. C’est un actif spéculatif. Il ne crée pas un nombre important d’emplois. Il n’est pas largement utilisé pour les transactions ».

Ces préoccupations n’ont toutefois pas déclenché de campagne de grande envergure de la part de groupes environnementaux. Friends of the Earth, un groupe de défense, affirme qu’il est encore en train d’évaluer la question, tout comme Greenpeace, dont le volet américain a commencé à accepter des dons de bitcoins en 2014. Après des enquêtes du Financial Times, Greenpeace affirme qu’elle va désormais rendre obsolète cette possibilité, qui n’avait pas été largement utilisée. « À mesure que la quantité d’énergie nécessaire à l’exécution du bitcoin devenait plus claire, cette politique n’était plus soutenable », affirme Greenpeace.

Problèmes de validation

Les préoccupations environnementales n’ont pas non plus dissuadé un ensemble de banques d’investissement de se lancer dans le secteur, malgré leurs engagements publics envers les objectifs de développement durable : Citigroup a déclaré récemment qu’elle examinait le rôle qu’elle pourrait jouer dans les services de cryptomonnaie, Goldman Sachs a rouvert les transactions sur dérivés du bitcoin et Morgan Stanley prévoit d’offrir aux clients l’accès à des fonds bitcoin. Aucune de ces banques n’a souhaité commenter la question de la consommation d’énergie.

Dre Yarovaya affirme que les entreprises publiques qui ont trempé dans le bassin des cryptomonnaies ont servi à « valider » la catégorie d’actifs, en faisant dopant les prix et augmentant ainsi indirectement la consommation d’énergie. « Ils ont des comptes à rendre », dit-elle, ajoutant que les acheteurs de cryptomonnaies devraient également assumer la responsabilité individuelle de leur contribution au problème.

Nigel Topping, qui a été nommé par le gouvernement britannique à titre coordonnateur auprès des entreprises en matière des objectifs climatiques avant les négociations de la COP26 plus tard cette année, déclare que bitcoin n’est pas susceptible d’être à l’ordre du jour des discussions sur le climat des gouvernements à Glasgow, mais qu’elle commence à devenir un véritable enjeu dans les discussions politiques plus larges. « Cela devient l’un des voyous du climat », dit-il. « Les gens qui se soucient du climat sont un peu éberlués. C’est simplement une idée idiote. La preuve du travail est une preuve de combustion [des combustibles fossiles]. Elle est directement à l’encontre de ce que nous essayons de faire. »

L’ONU étudie également les moyens d’empêcher la croissance des cryptomonnaies de saper ses activités sur le changement climatique et soutient l’initiative « Crypto Climate Accord », menée par l’Institut Rocky Mountain, selon M. Popping. Le groupe ne vise pas à ralentir l’innovation dans le domaine de la finance numérique, mais veut s’assurer que les projets basés sur la chaîne de blocs sont conçus afin de consommer moins d’énergie à l’avenir.

Max Boonen, ancien banquier et fondateur de la plateforme de négociation de cryptomonnaies B2C2, dit que cette industrie apporte « un coût » pour l’environnement, dont une partie est compensée par les avantages de la « résistance à la censure » de bitcoin.

Les acteurs du marché des cryptomonnaies s’inquiètent-ils de la consommation d’énergie? « Pas du tout », dit M. Boonen. « Quiconque se trouve dans ce marché est assez à l’aise avec les coûts environnementaux. Si vous pensez que c’est un problème, vous n’y participez pas. » M. Boonen dit néanmoins qu’il se considère comme un environnementaliste. Il compense une partie du carbone impliqué dans son travail par un « altruisme efficace », comme les dons à des organismes de bienfaisance.

Les adeptes du Bitcoin restent convaincus que les bénéfices l’emportent sur les coûts, en soulignant le fait que les cryptomonnaies constituent la base du système financier de l’avenir. Certains, comme Square de Jack Dorsey et Ark Investment de Cathie Wood, ont soutenu dans un livre blanc que le réseau du bitcoin pourrait en fait encourager le développement plus rapide des énergies renouvelables. « L’augmentation de la capacité d’extraction du bitcoin pourrait permettre aux fournisseurs d’énergie solaire de “voir grand” sans avoir peur de gaspiller de l’énergie », a mentionné le livre.

Les banques et les gestionnaires d’actifs désireux de répondre à la demande des clients en matière de services de cryptomonnaie envisagent des crédits de carbone. Une dépendance beaucoup plus importante sur les énergies renouvelables permettrait d’atténuer le choc, mais elle attirerait toujours les critiques en détournant l’électricité propre d’autres parties de la société. Après les manifestations des résidents et d’ONG écologiques, le projet Greenidge dans l’État de New York a annoncé son intention de rendre carboneutre sa production de bitcoins en achetant des crédits de carbone. La société affirme qu’elle est « engagée à explorer et à investir dans des initiatives en matière d’énergies renouvelables dans l’ensemble du pays ».

Mandy DeRoche, avocate chez Earthjustice, qui fait campagne contre la résurrection de cette centrale et d’autres centrales à combustibles fossiles qu’elle appelle « zombies », affirme que l’achat de crédits par Greenidge « sans importance » compte tenu de la quantité de gaz à effet de serre émis, et le moment est venu de se pencher plus sérieusement sur une éventuelle réglementation.

« Les gens peuvent se laisser distraire en pensant, par exemple, ce qu’est un bitcoin et comment ça fonctionne. Honnêtement, je n’en ai rien à faire du fonctionnement du bitcoin. Mais je sais qu’il consomme énormément d’énergie et qu’il existe peut-être de meilleures façons de miner le bitcoin que ce processus très inefficace et très énergivore », explique-t-elle.

Renseignements supplémentaires de Ændrew Rininsland et Joanna S Kao

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